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INTERVIEW : La linguistique de l’enseignement, comme remède à certains maux de l’Education au Bénin

Jean-Baptiste Adjibi est linguiste et enseignant à la Faculté des Sciences de l’Université de Créteil, en France. En tant que consultant pour l’AUF (agence universitaire de la Francophonie), l’ancien chroniqueur de l’émission « Façon de parler » sur RFI commente le Forum national de l’Education ouvert à Cotonou le 17 décembre par le Président Boni Yayi et qui a achevé ses travaux le 19 décembre. Dans l’entretien qui suit, il insiste sur un point clé à ses yeux à savoir le rapport aux langues dans l’éducation ; précisément le rôle de la science linguistique et la place des langues dans l’enseignement au Bénin. Selon lui, la linguistique est une discipline dynamique au Bénin mais qui s’enferme un peu dans le seul champ des langues nationales sans questionner assez le rapport entre les langues béninoises et les langues d’enseignement général. Selon Adjibi, les futurs programmes scolaires devraient envisager une révolution linguistique et institutionnelle qui permettrait aux langues d’enseignement et aux langues nationales d’entrer dans une collaboration inédite, enrichissante et prometteuse. Interview.

Jean-Baptiste AdjibiJean-Baptiste AdjibiLe Forum sur l’Education qui vient de se tenir à Cotonou ne vous a pas laissé indifférent. Que vous inspire une telle rencontre ?Ce genre de rencontre est nécessaire. C’est une forme de « sommet de l’éducation », à l’échelle d’un pays. Je dis sommet parce qu’il ne s’agit pas d’un colloque de spécialistes mais d’une rencontre plus large, plus politique, plus administrative et où tous les acteurs notamment ceux qui détiennent le pouvoir de décision se retrouvent pour s’écouter et écouter d’autres.On ne vous a pas vu à Cotonou. Votre présence était annoncée.

J’ai souhaité y être mais en fait, du fait de mes engagements ici, un problème d’agenda s’était posé. Cela ne m’a pas empêché de suivre les débats à distance.

Et vous en avez retenu quoi ?

Que le Forum de Cotonou poursuit le processus de Jomtien, c’est-à dire qu’elle s’inscrit, je pense dans la ligne définie à la Conférence mondiale sur l’éducation pour tous, tenue à Jomtien en Thaïlande en mars 1990.

Mais à Jomtien, il était surtout question d’éducation de base…

R : Certainement. L’Unesco, qui avait organisé cette rencontre s’était focalisée sur l’éducation de base pour éviter de disperser les énergies ; c’était le début d’une nouvelle époque. Jomtien était une sorte de Bandoeng de l’Education où a été lancée l’idée progressiste et humaniste de l’éducation pour tous. Le Forum qui s’est terminé hier à Cotonou poursuit l’esprit de Jomtien parce qu’il a réitéré certains des objectifs du sommet de Dakar en 2000, notamment la phase qualitative du processus de démocratisation de l’enseignement dans les pays du Sud. J’ai également entendu parler de « programmes clairs et pragmatiques » répondant aux « défis de la mondialisation», adaptés aux « mutations internationales » et appuyés sur « les réalités socio-économiques et les besoins des populations ». Sans compter que des sujets tabous tels que la qualification des enseignants ont été clairement abordés.

Pensez-vous que le thème de l’émergence d’ « un homme nouveau au Bénin » est aussi en phase avec l’esprit de Jomtien ?

Cet énoncé du thème du Forum de Cotonou était un peu surprenant mais l’intention n’est pas en cause, je crois. Comme le Président Obama, je dirais que dans les affaires publiques, ce ne sont pas les hommes qui comptent, ce sont les systèmes, les structures, les institutions. Il n’y a pas d’homme nouveau. Il ne peut pas avoir de Béninois nouveau. Frankeinstein, c’est un roman de science-fiction, pas la réalité. Les Béninois sont assez intelligents pour remplacer un système inefficace par un système nouveau, plus efficace, plus sensé, plus correct, plus « vertueux », pour emprunter un adjectif qu’on affectionne du côté du Palais de la Marina. Si le système est bon et « nouveau », les résultats seront profitables aux Béninois.

Et quel peut être aujourd’hui le visage de la vertu en matière d’éducation au Bénin ?

Une révolution institutionnelle. Une nouvelle approche des langues dans le pays. Je ne parle pas spécialement de l’enseignement de telle ou telle langue. Je parle de l’Enseignement, d’une manière générale. Je parle de la place et du rôle que les langues jouent (ou ne jouent pas) dans l’enseignement en général, dans un pays comme le Bénin ; mais cela peut être valable pour d’autres pays.

Comment les langues ? Au Bénin on enseigne en français…

Tout à fait. Seulement on se contente de faire cela. Du coup, on ne rend pas service au français. Qui est à la fois langue et discipline. Parce qu’au moment où le « professeur de français » enseigne sa discipline, son collègue de physique ou de mathématiques enseigne « en français ». Et entre deux cours ou le soir, les enfants, les élèves et les étudiants rigolent dans plein d’autres langues. Qui, elles, sont à l’écart de l’enseignement. C’est extrêmement dommage.

Qu’est-ce que vous préconisez ? Qu’on enseigne dans les langues nationales ?

Comprenons-nous bien. Quelqu’un l’a dit, le français est, au Bénin, une « langue étrangère nationale ». Autrement dit, elle constitue bien une de nos langues nationales, puisqu’il existe bien des Béninois qui ne parlent aucune autre langue que celle-là, et ce que je dis est authentique. De plus, je serais à titre personnel mal placé à vouloir combattre le français. Je l’enseigne et en vis depuis des années. Mon analyse est valable pour l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le portugais, qui ne sont pas au Bénin des « langues étrangères nationales ». Le « butin de guerre » au Bénin, c’est la langue française, comme dirait l’Algérien Kateb Yacine. Je dis simplement qu’on doit penser ensemble l’enseignement et les langues. Parce que le Bénin fait partie de ce que certains chercheurs appellent aujourd’hui la « postcolonie », ce qui n’est pas dramatique, en principe. A condition d’en faire une donnée, un paramètre, un paradigme d’opération et « faire avec ». Bien des exemples montrent qu’on peut transcender cette situation et réussir le progrès collectif. Si on veut que l’enseignement en français conduise au développement des anciennes colonies tout comme il a permis à la France elle-même de se développer, il faut que cet enseignement s’intéresse aux gens qu’il veut former.

Les langues, tout cela c’est le travail des linguistes…

Sauf que les linguistes au Bénin par exemple, s’intéressent essentiellement aux langues nationales. Or, les gens ne se servent pas des seules langues nationales dans tous les domaines de la vie. Pas plus qu’ils ne se servent du français dans tous les domaines de la vie. Avez-vous déjà vu des cérémonies traditionnelles en français ? Est-ce le français que les gens parlent dans les couvents ? ou l’anglais ? Les eguns de Ouidah ou de Sakété ont-ils jamais cherché à causer dans la langue de Victor Hugo ? Imaginez le théorème de Thalès en gungbé ou la théorie de la relativité en dendi ou encore les lois de Mendel intégralement formulés et transcrits en kotafon.

Vos exemples feront sourire à coup sûr, plus d’un lecteur mais apparemment c’est sérieux…

Bien sûr. Ce que je dis est possible. En se demandant par exemple comment expliquer la géométrie en fongbé, l’enseignant va développer un rapport particulier avec sa discipline et surtout avec son élève. Et c’est cela qui est important. Le seul véritable obstacle c’est le caractère confidentiel de l’écriture des langues nationales. Il suffit de généraliser la pratique de l’écriture de ces langues et le dialogue avec les langues d’enseignement va se développer et s’épanouir.

Quelle forme concrète peut prendre ce dialogue dont vous parlez ?

La traduction, la transcription. Vous savez, c’est grâce à la transcription, à la traduction des cantiques bibliques que les missionnaires protestants avaient assuré la transmission de leurs enseignements religieux auprès des populations « analphabètes » soi disant. Dans les églises des villes et des villages, au Bénin même, des vieilles femmes tenues pour analphabètes en français lisent des textes religieux en langues nationales avec une aisance déconcertante. Et vous pensez que des professeurs certifiés ne seraient pas capables de le faire ? Il faut traduire, et transcrire. C’est la première condition du dialogue.

Traduire quoi ?

Toutes sortes de contenu, tous objets : connaissances, savoirs, valeurs morales, contenus culturels, littérature, science, administration, etc… Tout ce qui mérite de faire l’objet d’un double regard, tout ce qui peut être intéressant à « lire » du point de vue des langues des gens, car une langue est d’abord un point de vue sur le monde.

L’enseignement est quand même un domaine spécifique. On ne peut pas se servir de n’importe quel support

Jean-Baptiste Adjibi 1Jean-Baptiste AdjibiPour commencer cette révolution que j’appelle, tous les bois sont bons pour faire du feu. Il faut sortir des sentiers courus, et pour cela, il faut tracer de nouveaux chemins. En arrachant les herbes même avec les mains nues. Prendre en compte les langues, les étudier, les analyser, les comprendre, c’est se connaître et se mettre en situation de se projeter, en toute conscience. Accepter les langues nationales et leur faire la place qu’elle mérite dans l’enseignement, c’est sortir des faux-semblants et admettre le principe de réalité. Il faut lancer un apprentissage intensif des langues. Le marché intérieur béninois comme celui de chaque pays est porteur parce qu’il y a une multitude de langues, et au lieu d’en faire des causes de conflits, accéder à l’enrichissement dont elles sont porteuses.

Cela concerne tout le monde ou spécialement les enseignants ?

Modestement, je dirais qu’il faudrait commencer par les enseignants. Progressivement, cela va devenir une norme d’abord scolaire puis une norme sociale et une valeur tout court. La recherche linguistique, avec tous les domaines annexes sera à l’avant-garde et trouvera sa pleine utilité parce qu’une activité sociale et culturelle accompagnera et inspirera ses travaux.

Si on traduit et transcrit en français une cérémonie de sortie du nouveau né, imaginez à combien d’hommes, de femmes ou d’enfants on rendrait service. Un enseignant béninois, qu’il soit natif de Nikki ou de Kokoyè, devrait pouvoir lire un livre en baatonum, relatant la fête de la Gaani. Et les mémoires de fin d’étude des étudiants en tous domaines devraient arrêter d’aligner des banalités alors que devant eux se présentent des champs d’étude passionnants qui permettraient de mieux faire connaître le Bénin aux Béninois et bien sûr aux étrangers.

Votre concept de « linguistique de l’enseignement » consiste en somme à inclure les langues nationales dans le processus d’enseignement.

Oui. C’est un modus vivendi entre ceux qui ne veulent pas du tout des langues nationales à l’école et ceux qui ne veulent qu’elles. En fait, elles y sont déjà. En effet, même quand on ne les inclue pas officiellement, les langues natives des enfants, des élèves et des étudiants sont présentes en wceux pendant qu’ils étudient. Un Natemba qui a fait des études en anglais n’a pas eu besoin de supprimer le Nateni pour assimiler les connaissances formulées en anglais. Les deux langues ont coexisté pendant sa formation. Pour expliquer la table de division à un enfant adja dans une école où l’enseignement est dispensé en français, il peut être utile de disposer d’un répertoire de références en langue adja qui vont permettre à l’enseignant de gagner beaucoup de temps et à l’enfant de ne pas craindre l’école.

Le bon sens linguistique, la chose du monde la mieux partagée ?

J’adhère à votre formule car les langues sont l’homme et chaque langue est une preuve suprême de l’intelligence humaine. Je déplore que la coexistence des langues ne soit pas reconnue dans le système d’enseignement ; elle y est même niée ou combattue. Ce qui inclue un effort supplémentaire, un obstacle, une barrière en plus pour l’apprenant. Alors que cette coexistence peut être positive ou rendue positive. Mon propos est que cette coexistence doit être reconnue, valorisée, analysée, étudiée, pour en retirer des règles et des normes.

Dans son discours d’ouverture le Président Yayi a souhaité que le Forum débouche sur « des programmes scolaires qui prennent en compte les réalités socio-économiques et s’appuient sur les besoins du pays ». Votre concept de linguistique de l’enseignement semble rencontrer ce voeu

La linguistique de l’enseignement est un concept applicatif que j’ai dérivé d’un concept de linguistique théorique pure à savoir la linguistique de l’énonciation,développée en plus de cinq volumes par l’illustre Antoine Culioli. Une linguistique de l’énonciation pédagogique, voilà en quoi consiste la linguistique de l’enseignement. Pour la mettre en œuvre, il faut que soient prises des décisions politiques éclairées par le travail des spécialistes et des divers acteurs. Ce qu’a dit le Président correspond aux défis actuels de l’enseignement dans un pays comme le Bénin. Promouvoir une linguistique de l’enseignement va dans le sens de la prise en compte des réalités socio-économiques du pays, en commençant par la formation des enseignants.

Les enseignants de français…

Pas seulement les enseignants de français. Et pas seulement ceux de langues « langues vivantes » mais de tous les enseignants et formateurs dans toutes les disciplines générales, techniques et professionnelles. A vrai dire, certains enseignants, par intuition, pratiquent déjà ce comparatisme subtil qui consiste à créer des passerelles entres les langues pour expliquer une notion. Je l’ai vu sur le terrain. Il s’agit de formaliser la chose, de la rendre officielle voire obligatoire. Cela doit devenir la règle, la norme pédagogique.

C’est un peu les « nouveaux profils de compétences » que la Conférence de Jomtien invitait les dirigeants à développer ?

C’est cela. Au Sénégal par exemple, dans le programme décennal 1998-2008 inspiré de la Conférence de 1990, il était clairement fait mention entre autres de « compétences linguistiques transférables à d’autres langues ».

La compétence linguistique prend une dimension particulière si l’échange entre les langues nationales et les langues d’enseignement doit être mis à la base du système éducatif.

Une linguistique de l’enseignement ne résoudrait peut-être pas tous les problèmes éducatifs au Bénin ou ailleurs mais puisque le système est ralenti dans son efficacité, il faut procéder à un décloisonnement pour rendre leur capacité aux individus. On doit procéder de manière constante à une analyse du contact des langues en contact pour obtenir de bons résultats. Les langues sont en contact et si on n’analyse pas ce contact, on s’installe dans un « apartheid institutionnel » où les langues nationales seraient enfermées dans « la vraie vie » et les langues d’enseignement limitées à l’école ou à l’exercice du pouvoir. Ca ne peut plus durer. L’école n’est pas un vernis qu’on pose sur ce que les gens sont où un cloaque de Caliban pour isoler les dirigeants ou encore une tour d’ivoire pour les aveugler. L’école est un cadre, un lieu, une institution de raison et de progrès. Elle sert à rendre les gens libres.

Libres ?

Oui. Quand on se connaît bien, on sait de quoi on a besoin. On sait quelle école on veut et comment la faire. Une réforme bien pensée, courageuse, finit par rencontrer l’adhésion publique même s’il y a des résistances au départ. Et chaque année qui suit une bonne réforme apporte son bénéfice, dans la proportion d’une année. S’il y a un bon suivi, au bout de dix ans, il y a forcément un progrès.

Plusieurs débats traversent aujourd’hui le domaine de l’Education et de la formation. Pas seulement au Bénin, pas seulement en Afrique. On parle du marché mondial de l’Education. Comment chaque pays, chaque sous-région, chaque région peut tirer parti de ce qui ressemble quand même à une jungle malgré les bonnes intentions et les grandes déclarations ?

Comme vous le savez, le Forum de Cotonou est dit « Forum national » mais en réalité plusieurs participants sont des acteurs internationaux. Les problématiques de 1990 sont déjà un peu obsolètes aujourd’hui à cause de l’apparition entre temps, de nouveaux défis. A peine la scolarisation se généralise-t-elle que l’idée de qualité et d’excellence apparaît que la question du numérique pointe son nez. Les enjeux qui montent en puissance sont ceux du financement, du coût, du « marché » de l’éducation.

Soyez plus explicite…

Lorsqu’on parle d’Education et de Formation, même s’il faut mettre l’élève au centre de l’apprentissage, il y a au cœur de tout le système l’enseignant, le maître, le professeur. Celui-ci est entre les valeurs (la démocratie, la connaissance, le progrès) et le savoir. C’est en raison du volet « savoir », incarné par le professeur, que l’Education tend à se transformer en marché. C’est aussi une conséquence de l’effet Jomtien. Les populations du Sud sont les plus nombreuses au monde et depuis un quart de siècle, elles affichent une appétence sans précédent pour l’instruction, la formation. Chaque peuple, chaque pays se bat dans cette jungle naissante mais il y a aussi beaucoup de place pour la coopération et le partenariat.

A l’échelle mondiale, les grandes écoles de l’Enseignement supérieur privé ou public connaissent des classements, comme des bourses de valeurs mobilières ; nous sommes entrés dans l’ère de l’Education Stock Exchange ?

Dans une certaine mesure oui. C’est le désir d’excellence. Tout le monde veut être bon. Du coup, chacun regarde ses tares avec calme et sérénité sans se raconter des histoires. Il y a même de la concurrence entre les « classeurs ». On parle depuis peu du « classement de Shanghaï ». Les Chinois réalisent leur propre palmarès des meilleures écoles. La guerre de l’excellence se double de la guerre des critères de l’excellence. Si le Forum de Cotonou permet d’identifier les tares et pesanteurs qui inhibent le système béninois, il permettra au pays de préparer sa place dans le système mondial très rude, très compétitif et de s’inscrire dans la dynamique planétaire de l’excellence éducative.

 

Propos recueillis à Paris par Félix Sohoundé et Marcus Boni Teiga.

Sur COURRIER DES AFRIQUES/

 

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